Le Fils de Saul

László Nemes

Avec Géza Röhrig, Levente Molnár, Urs Rechn

  • 2015
  • 1h47

Octobre 1944, Auschwitz-Birkenau. Saul Ausländer est membre du Sonderkommando, ce groupe de prisonniers juifs isolé du reste du camp et forcé d’assister les nazis dans leur plan d’extermination. Il travaille dans l’un des crématoriums quand il découvre le cadavre d’un garçon dans les traits duquel il reconnaît son fils. Alors que le Sonderkommando prépare une révolte, il décide d’accomplir l’impossible : sauver le corps de l’enfant des flammes et lui offrir une véritable sépulture.

Une oeuvre qui sidère autant par son propos que par sa mise en scène saisissante, sans artifice ni complaisance. Jamais un long-métrage n’avait plongé de la sorte dans l’horreur des camps. La réalisation, prodigieuse de pudeur, trouve la distance la plus juste pour évoquer l’innommable.

Grand Prix, Prix Fipresci et Prix François-Chalais Festival de Cannes 2015

«Choc! Le mot est fort, galvaudé aussi, mais en ce qui concerne «Le Fils de Saul», il n’est pas vain. Rarement a-t-on eu l’occasion de voir un film aussi maîtrisé tant dans sa mise en scène que dans son propos.» (L’Express)

Depuis les attaques de Jacques Rivette et Serge Daney contre le travelling de Kapo – film de Pontecorvo fondamental dans l’histoire de la représentation de la Shoah surtout pour l’encre qu’il a fait couler – puis celles de Claude Lanzmann contre La Vie est belle et La Liste de Schindler, on sait qu’on ne figure pas si facilement la machine de mort nazie. Riche du monumental Shoah de Lanzman ou du montage des images de l’horreur dans les Histoire(s) du cinéma de Godard, on peut même s’interroger sur ce que le cinéma a encore à «gagner» à filmer l’Holocauste. Parce qu’elles résistent à leur esthétisation, les images des camps jouent le rôle de pierre de touche pour une règle absolue : c’est la manière dont les choses sont filmées qui constitue la signification de ce qui est filmé. Au feuilleton des polémiques, rajoutons une histoire d’oeilletons. D’abord, celui d’Amen, de Costa-Gavras, où, dans une scène d’anthologie, Gerstein, entraîné par ses collègues SS, découvre par le trou d’un oeil optique l’inimaginable horreur de la crémation dans les chambres à gaz. Par un jeu de gros plans alternés sur les regards des SS jouissant silencieusement de l’horreur puis la réaction de Gerstein, puissamment évocatrice face à l’immontrable, le Mal trouve un mode de représentation à l’écran particulièrement parlant : un sentiment de profond malaise, un retour à l’animalité, le péché de l’humanité, l’Ennemi intérieur. Il s’oppose en cela à l’oeilleton de Spielberg, dans cette scène de La Liste de Schindler où l’on voit, à travers ce même orifice, un groupe de femmes, aussitôt arrivées à Auschwitz, enfermées dans une salle de douche. Plan scandaleusement voyeuriste qui ne peut figurer qu’un «regard de nazi». Lorsque le cinéma tente d’aborder la Shoah, deux points de vue s’opposent : celui du tolérable – comme chez Pontecorvo, Spielberg ou Benigni – et celui de l’intolérable – Nuit etbrouillard bien sûr. Le premier c’est le récit de la rédemption, de la survie, tandis que le deuxième c’est celui de l’irréparable, du désastre sans retour possible. C’est bien là que se situe Le Fils de Saul. La déambulation ininterrompue de Saul dans le camp nous conduit à explorer la topographie d’Auschwitz (rampe d’accès, vestiaire, chambre à gaz, crematorium, infirmerie) et à «assister» aux différentes étapes du processus industriel d’extermination (arrivée des convois, déshabillage et récupération des objets de valeur, gazage, nettoyage des chambres à gaz, destruction des corps dans les crématoires). Mais, jamais ce n’est «voyeur» car le réalisateur restreint drastiquement son «langage» filmique (prise de vue avec un objectif unique, plans-séquences qui limitent les possibilités de montage) et contraint avec la même rigueur la vision du regardeur (format carré souvent obstrué par la nuque de Saul, absence de profondeur de champ). A ce titre, il offre une véritable leçon d’éthique cinématographique. En rejetant la représentation de l’horreur dans le flou, le hors champ et le sonore – qui contraste singulièrement avec le hiératisme silencieux auquel nous habituent les documentaires – il fait de ce film une plongée organique et sensorielle dans l’usine de mort qu’a été Auschwitz, salutaire et indispensable car elle renfonce sans aucun doute notre capacité de «perception», d’«éprouvement», sinon d’entendement. (Gautier Labrusse, édito du programme n°199)